Amour, gloire, haine, trahison, … quels que soient nos rêves ou nos problèmes, ils sont pratiquement toujours en lien avec d’autres personnes.
Dans un article précédent, « Un nouveau paradigme de la psychologie: l’espace mental », nous avons exploré cet espace imaginaire qui entoure la personne et que nous avons nommé « espace mental ». Dans cet article, nous allons nous intéresser aux processus mentaux inconscients sur lesquels nos vies sociales sont basées.
Bien souvent, nous disons : « Je suis comme ça. » pour justifier nos actes et nos comportements. Nous chercherons donc à remonter le temps pour découvrir la source de nos comportements et explorer leur potentiel de changement. Nous ferons un gros plan sur la façon dont nous créons une cartographie sociale, sorte de guide qui influence nos relations humaines et peut parfois les limiter. Nous verrons comment le langage, riche en métaphores, reflète la façon dont nous pensons nos interactions. Nous aborderons ensuite les nombreux bénéfices que nous pouvons tirer à conscientiser ces processus mentaux pour nous-même, en tant que thérapeute, coach, recruteur, manager ou bien même négociateur.
Nous créons un panorama social qui nous indique comment nous comporter avec les autres personnes et ce qui est attendu de nous.
En tant que créatures sociales, nous vivons parmi tout un tas de personnes. Dès notre toute petite enfance, nous nous construisons une représentation schématique de chacune d’entre elles. Où que nous soyons, nous transportons, avec nous, ces images (appelées « personnifications ») que nous avons, nous-même, construites, regroupées et que nous modifions continuellement. L’ensemble de ces personnifications constitue un panorama social, sorte de cartographie, que nous projetons dans un espace tout autour de nous (notre espace mental). Il nous indique qui sont ces personnes au milieu desquelles nous vivons, comment nous comporter avec elles et ce qui est attendu de nous.
Pour chaque nouvelle personne que nous rencontrons, nous reproduisons le même processus. Tout d’abord, nous la voyons en chair et en os avec tous les détails qui la caractérisent. En tant qu’objet physique, elle est quelque part dans un espace autour de nous.
Nous créons ensuite un objet virtuel – sa personnification – que nous positionnons quelque part dans notre espace mental.
Ainsi lorsque je rencontre ma chef de service, je la vois entrer dans le bureau et se tenir là, debout, face à moi. Il me faut doser la précision avec laquelle je vais construire sa représentation. Si j’enregistre tous les détails de la réalité, le résultat sera bien trop complexe et bien trop subtil pour que je puisse savoir en un quart de seconde comment me comporter lors de notre prochaine interaction.
Je vais donc réduire l’énorme complexité des informations que je perçois à de simples diagrammes que je vais ensuite placer dans mon espace mental parmi d’autres représentations similaires. En d’autres termes, je vais généraliser, ne retenir que quelques points précis et ranger ce schéma parmi d’autres qui partagent des caractéristiques similaires.
Ma chef de service, avec ses grands yeux noirs froncés, m’a tout de suite fait penser à ma tante Danièle. Je vais donc positionner sa personnification proche d’elle. Ceci influencera, bien sûr, mon attitude avec elle lors de nos interactions. Si j’ai appris à rester sur mes gardes avec ma tante, je ferai de même avec ma chef. De façon automatique, si je la croise dans la rue par hasard, il me suffira de jeter un simple coup d’œil à sa personnification. Je saurai instantanément que je dois lui sourire de façon courtoise et surtout…surtout surveiller mes propos.
Cette imagerie mentale que je construis et modifie en fonction de mes expériences influence mes comportements et bien plus encore.
Certains pourraient dire : « C’est comme ça, tu ne sais pas t’imposer ! Pas plus avec ta chef de service qu’avec ta tante, d’ailleurs ! » Il faut bien dire qu’elles sont aussi malveillantes l’une que l’autre !
Cette façon de nous définir, ces comportements que nous associons à notre identité et que nous pensons « naturels », sont, en fait, des savoir-faire acquis dans notre toute petite enfance.
« Je suis facile à vivre ». « Je suis impulsif, c’est à prendre ou à laisser ».
Quels que soient les mots utilisés, c’est un peu comme si nous considérions qu’il y avait une sorte de chemin…déjà tout tracé. Ainsi suis-je, ainsi fais-je.
Nous empruntons ce chemin, encore et encore, qui nous conduit invariablement au même endroit. Et quand bien même s’agirait-il d’un précipice…nous y retournerions tout de même… par manque d’alternatives. Nous nous tiendrions tout au bord, avec ce vertige qui nous saisirait et cette idée qui hurlerait dans nos oreilles : « Espérer une autre fin ne serait que pure illusion. Je suis comme ça, je n’y peux rien. »
Et pourtant, ce chemin, ce précipice, cette illusion elle-même ne sont que constructions de notre esprit.
Ces images et ces schémas sont des représentations métaphoriques que nous créons à partir d’expériences physiques et corporelles et qui sont ensuite utilisées presque totalement inconsciemment (George Lakoff et Mark Johnson -1999).
Modifiez l’image et le résultat sera tout autre.
Je vous propose de revenir au début du chemin.
Penchés sur notre feuille, très attentifs à bien tenir notre stylo, nous avons tous appris à former nos lettres en faisant des lignes d’écriture. Quelques dizaines d’années plus tard, un stylet entre les mains, les yeux rivés sur l’inclinaison des sourcils de notre chef de service, nous prenons nos notes sans plus aucune attention à l’arrondit de nos “a”. Nous sommes, à cet instant, bien trop occupés à comprendre à quelle sauce nous allons être mangés et à ne manifester aucun signe d’énervement.
Et pourtant…nous n’avons pas toujours su comment tenir un stylo ni comment écrire sans penser à la façon dont nous formions nos lettres. Ce n’est pas naturel de sourire à notre chef de service alors qu’elle nous menace à mots couverts.
Nous oublions, bien souvent, que l’apprentissage se caractérise par un effort conscient et inconscient qui conduit, avec le temps, à un processus de la pensée auquel nous ne portons plus aucune attention.
Un jour, nous faisons l’effort de tenir correctement notre stylo pour apprendre à faire un joli arrondi, un joli « a ». Nous habituons notre corps à prendre la bonne position pour écrire, notre main à avoir une pression efficace sur le stylo, lui permettant de bouger sans tomber, et nos doigts à contrôler le trait en fonction du résultat que nous visons. Un autre jour, quelques entrainements plus tard, nous enchainons l’écriture de toutes les lettres comme si nous avions toujours su le faire.
Ce que nous expérimentons comme « naturel » ne l’est que parce que cela est dérivé des sensations de notre corps, plus particulièrement celles éprouvées pendant notre enfance. (George Lakoff et Mark Johnson-1999)
Il n’y a donc aucun caractère inné dans la façon dont nous nous comportons avec les autres. Il s’agit plutôt d’habitudes que nous prenons, de savoir-faire que nous acquérons et de constructions mentales auxquelles nous nous référons.
La qualité émotionnelle d’une relation est gouvernée par sa localisation dans notre espace mental.
Localisation = Relation (Lucas Derks-1993).
La localisation est la position que nous allouons aux personnifications. Elle qualifie et affecte la relation émotionnelle que nous entretenons avec une personne. Elle est caractérisée par une distance, une direction du regard et la hauteur du niveau des yeux. Elle reproduit, généralement, les positions tenues dans la vie réelle.
Ainsi les différentes distances intimes, personnelles et sociales mesurées par l’anthropologue Edward T.Hall sont plus ou moins conservées au sein de l’espace mental.
Une étude menée en avril 2004 par Lucas Derks sur 239 personnes montre que, dans 94% des cas, l’image de la personne aimée est à une distance inférieure à la longueur d’un bras.
Plus une personnification est proche plus les émotions sont intenses et fortes. Plus elle s’éloigne, plus elles s’atténuent.
L’orientation du regard témoigne de l’intérêt porté. Ainsi, une personnification qui ne nous regarde pas manifeste alors un manque d’intérêt nous concernant.
Plus ses yeux sont au-dessus de la ligne d’horizon, plus grande est son influence. Plus ils s’abaissent, plus son influence se réduit.
Notre anatomie – particulièrement nos sens et notre neurologie – nous impose de fabriquer cette représentation en 3D de la réalité. Et cela nous est nécessaire pour fonctionner. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est nous qui produisons ce modèle du monde. Il est donc, par nature, imparfait, limité et grossier et il déforme la réalité (Lucas Derks – 2021).
Tatie Danielle s’est penchée vers moi et a froncé ses grands yeux noirs lorsque j’avais 3 ans. Qu’avais-je fait pour cela ? Aucune idée ! J’ai eu si peur que c’est tout ce dont je me souviens lorsque je pense à elle : des yeux noirs immenses, un corps gigantesque, face à moi. Quelques 40 ans après, il suffit que quelqu’un l’évoque pour que sa personnification déclenche toujours la même réaction émotionnelle. Et pourtant j’ai bien grandi depuis. Je suis même plus grande qu’elle. Mais sa représentation est intacte. Je ne l’ai que peu fréquentée dans mon enfance. Je n’ai donc vécu aucune expérience qui m’aurait permis de la modifier.
Cette représentation m’aide t’elle ou me limite-t-elle ? En tous cas, elle n’est pas plus valide que celle que j’aurais pu me faire si elle m’avait souri ce jour-là.
De la même manière, l’image que j’ai de moi dans mon travail actuel n’est qu’une construction mentale. Penser que je ne suis pas à la hauteur, me voir comme faisant partie de la lie de la société n’est pas plus juste que de me voir briller, faisant partie du haut du panier.
Tout ceci n’est qu’une construction, un pur produit de mon imagerie mentale.
Le langage décrit précisément les caractéristiques de ces représentations, tels que leur emplacement au sein de l’espace mental, nous permettant d’accéder au modèle social du monde de la personne.
Notre langue regorge d’expressions décrivant nos représentations et leur localisation.
Être proche, loin, à la hauteur, au même niveau. Regarder de haut. Surveiller de loin. Avoir toujours un œil sur… Prendre de la place. Se sentir tout petit. Un grand homme. Un lointain souvenir. Nous souhaiterions que les uns soient plus proches, garder les autres à distance, être entourés, parfois même portés aux nues…
En tant que psychologue, Lucas Derks voit le langage comme un sous-produit (ou un produit dérivé) de la pensée inconsciente et non comme une pensée en tant que telle. La pensée inclut l’activité de tous les sens. Les mots parlés pourraient être comparés à des clics sur une souris d’ordinateur qui peuvent activer des constructions mentales qui ont du sens, constructions mentales pouvant elles-aussi activer ces clics.
Ce qui est écrit et dit devient l’expression indirecte des activités pictographiques multi-sensorielles dans nos esprits (Otsch, 2001).
Il nous suffit donc de repérer les métaphores spatiales exprimées pour mettre à jour le panorama social d’une personne et savoir où elle a positionné ses personnifications. Nous pouvons ainsi comprendre son modèle social du monde.
Je dis toujours que faire face à ma chef de service est une épreuve. C’est un peu comme si ses yeux ne me quittaient jamais du regard. Et ils sont loin d’être bienveillants ! Elle est face à moi et m’empêche d’avancer.
En tant que thérapeute ou coach, nous pouvons identifier où se situent les blocages de la personne, les ressources nécessaires et comment l’accompagner. En tant que manager ou recruteur, nous pouvons savoir si la personne s’épanouie en équipe ou si elle travaille plus efficacement seule, quel est son rapport à la hiérarchie, à l’autorité, comment elle réagit lorsqu’il y a un conflit, sous stress, …
En tant que négociateur, nous connaissons plus finement le territoire sur lequel nous évoluons et pouvons adapter nos arguments.
5 choses que vous devez savoir à propos des relations humaines dans l’espace mental.
1- Pour gérer au mieux nos relations, nous nous construisons une sorte de cartographie en 3D : un panorama social. Nous y positionnons une représentation schématique de chaque personne que nous rencontrons (que nous appelons « personnification »).
2- L’endroit alloué à chaque personnification (appelé « localisation ») indique la qualité relationnelle et émotionnelle que nous entretenons avec la personne et nous permet de savoir instantanément quelle attitude adopter. (« localisation = relation » Lucas Derks-1993)
3- Cette cartographie nous est tout aussi nécessaire pour fonctionner qu’elle est imparfaite, déformante et potentiellement limitante. Elle se situe, généralement, bien au deçà de notre niveau de conscience.
4- Écouter les métaphores contenues dans le langage nous permet d’accéder au modèle social du monde de la personne car elles décrivent précisément l’organisation de ces pensées.
5- Accéder à ce panorama social peut nous permettre de mieux nous connaitre. Nous pouvons alors l’utiliser et le modifier de façon à soulager nos souffrances et le réorganiser pour faciliter l’atteinte de nos objectifs.
En conclusion
La découverte de cet espace imaginaire qui entoure la personne et que nous appelons espace mental nous a permis une exploration plus fine de nos pensées, parmi lesquelles celles qui concernent nos relations sociales. Conscientiser où et comment nous représentons chaque personne que nous connaissons est un premier pas. Lucas Derks, psychologue social hollandais, a mis au point un modèle nommé « Panorama social » qui nous permet d’analyser et de résoudre relativement facilement les problèmes liés aux relations intimes, aux familles, aux équipes, au pouvoir ou encore à la confiance en soi. Nous verrons dans un prochain article en quoi il consiste, comment l’utiliser ainsi que l’étendue des opportunités qu’il nous propose.